mardi 10 septembre 2013

Le Chêne de Jack




Le grand chêne inconnu

Tôt en février je suis allé avec Charles L'Heureux au parc Westmount pour voir un curieux chêne à côté d'un Chêne bicolore (Quercus bicolor, Swamp white oak). Peut-être était-ce un hybride? Les arbres n'avaient évidemment pas de feuilles et on devait en quelque sorte se fier aux maigres échantillons abimés que l'on trouvait au sol. Ce n'était pas tout à fait suffisant pour identifier ou même clairement distinguer les deux arbres. Une feuille semblait assez différente en effet (voyez-la à la toute fin du billet) mais ce n'était pas satisfaisant.

Trouvez le parc Westmount sur cette carte Google

L'examen des bourgeons des deux arbres du parc me laissait encore plus perplexe. L'un avait bien les bourgeons un peu plus gros, l'autre plus pointus… rien de déterminant! En ce qui regarde les autres caractères (couleur, lenticelles, etc.) toutefois, c'était assez similaire… Il faudra attendre de voir les feuilles et les glands.


Les deux spécimens en question: 1 au Parc Westmount, 2 sur une rue à côté.


Depuis quelques jours sur le Facebook Arbres remarquables et boisés du Québec il y avait une intéressante discussion sur l'identité de cet arbre inconnu. Charles venait de le visiter à nouveau et il avait partagé une photo des feuilles. On indiquait le Chêne chevelu (Quercus cerris, Turkey oak) mais je remarquais que la base des feuilles de ce dernier a de petits lobes de chaque côté du pétiole… Ce n'est pas le cas des feuilles affichées sur le Facebook. Ni de celles que j'allais échantillonner. Je me devais de déterminer l'identité de cet arbre!


Les deux spécimens: 1 au Parc Westmount, 2 sur une rue à côté.


La semaine dernière donc j'ai eu enfin l'occasion de retourner au parc Westmount. La première fois que je suis venu ici c'était pour une conférence devant la Westmount Horticutural Society en 2010. Si vous ne connaissez pas ce parc, allez-y! Quel bel arboretum! Un ensemble de très gros Chênes rouges autour d'un beau bassin, des Crataegus crus-galli (armés! pas comme le médiocre et inaccessible spécimen "inerme" (sans épine) du Parc Lafontaine!) et bien autre chose… dont un Métasequoia… passons…


Au centre: quatre feuilles de l'hybride entre les parents.


En m'y rendant depuis le métro Vendôme je rencontre justement sur une propriété privée un chêne qui a l'air d'un Chêne bicolore mais qui n'en est pas vraiment un… je prends quelques feuilles sans avoir accès aux bourgeons trop hauts et je ne vois aucun gland dans l'arbre ou au sol. Je suis néanmoins bien content de trouver, avant même d'arriver au parc, ce qui semble être un autre spécimen de ce chêne inconnu.

J'arrive ensuite au parc Westmount et devant l'arbre tout en feuille il n'y avait pas de doute: ce n'est pas le Chêne bicolore. Ici aussi je ne vois aucun gland, ni dans l'arbre ni au sol. J'ai donc deux arbres similaires et je ne sais toujours pas ce que ça peut bien être!
    
Mais j'ai des feuilles fraîches...


Mes deux spécimens correspondent assez bien à cette illustration de Hardin, 1975*.


Entretemps la discussion allait bon train sur le Facebook… On remarque justement que les chênes hybrides ne produisent pas toujours, ou peu, de glands. On propose toutes sortes de noms, etc. Quelqu'un propose même un hybride entre le Chêne blanc (Quercus alba, White oak) et le Chêne bicolore. Pour ma part à cause de l'absence des "oreilles" (les petits lobes de chaque côté du pétiole) je savais que ce n'était probablement pas un hybride avec une espèce européenne, Chêne pédonculé (Quercus robur) ou Chêne chevelu par exemple. Voyez l'illustration sur ce billet. Il fallait plutôt chercher du côté des hybrides avec des parents indigènes. La forte ressemblance des rameaux et des bourgeons observés en février indiquait un hybride du Chêne bicolore. Et maintenant la pubescence du revers des feuilles appuyait cette hypothèse. C'est en cherchant de ce côté que j'ai trouvé le nom de cet arbre:

Quercus x jackiana C.K. Schneid. 1904. Chêne de Jack, Jack oak, voilà notre arbre!

Les caractères des feuilles de cet hybride viennent d'un parent et de l'autre. C'est quelque chose comme: le Chêne bicolore détermine le nombre de lobes et le Chêne blanc détermine la profondeur de ceux-ci. Sur ma planche montrant les parents et l'hybride vous constatez que le Chêne blanc a des sinus (le creux entre les lobes qui projettent) profonds, touchant presque la veine centrale, alors que le Chêne bicolore n'a souvent qu'une vague ondulation sur le bord des feuilles avec des sinus peu prononcés. Le Chêne bicolore compte habituellement plus de lobes (ou quasi-lobes…) que le Chêne blanc. Ce dernier est aussi glabre (sans poils ou pubescence) au revers de la feuille si tard en été.



Carte tirée de Hardin, 1975*.


Le Chêne de Jack, c'est une grande rareté! Fait intéressant, cet hybride a été remarqué la première fois près de Châteauguay par un certain Monsieur Jack en 1894 et il a été ensuite formellement décrit par Schneider en 1904. Puis il a ensuite apparemment été oublié... passant probablement pour un drôle de Chêne bicolore jusqu'à ce qu'un certain Monsieur L'Heureux le remarque!

La carte ci-haut nous montre en trait noir la répartition naturelle du Chêne blanc. En grisé c'est la répartition du Chêne bicolore. Les points noirs indiquent où on a trouvé l'hybride. Par la flèche rouge j'indique la localisation du premier arbre trouvé à Châteauguay.


La feuille de février.

Sans même parler du deuxième Chêne de Jack (très possiblement) que j'ai trouvé dans les parages, il nous reste à expliquer la présence de ce vieil arbre au parc Wesmount! Y a-t-il été planté? Le site était une terre boisée, traversée de vallons et ruisseaux lorsqu'on en a fait l'acquisition en 1898. Peut-être que notre Chêne de Jack était déjà là? C'est déjà un spécimen rarissime et en plus il y serait chez lui, naturellement? Un vestige d'une forêt disparue?

Assez fascinant!
 

Je suis en total accord avec Charles sur ce point: les arbres de nos parcs sont mal connus et peu valorisés! Nous avons un patrimoine architectural bien défendu qui ne manque pas de place dans les médias. Les parcs et autres espaces verts trouvent toujours des gens prêts à les protéger. Le riche patrimoine vivant et historique des arbres lui...


*Hardin, James W. Hybridation and introgression in Quercus alba. Journal of the Arnold Arboretum. Vol. 56. 1975.


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